La civilité électorale à l’épreuve des insurgés

« Qu’est-ce que la politique ? » La question est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Pour tenter d’éclairer ma lanterne, et par la même occasion répondre à mes obligations académiques, j’ai acquis récemment la nouvelle édition française des textes de la philosophe Hannah Arendt, réunis sous ce titre, et parus il y a deux (2) mois aux Editions du Seuil, à Paris (France).

Je n’avais jamais imaginé qu’il me viendrait d’évoquer si tôt cet ouvrage dans les colonnes d’un journal ; en tout cas pas bien avant le public cible de mes étudiants. Or, l’Université Omar Bongo (UOB) a renoué depuis peu avec ses convulsions, certains disent même ses vieux démons. J’aurais souhaité ces convulsions fébriles, mais le déchainement de la violence sur les personnes et les biens – dont j’ai d’ailleurs été témoin, pour ne pas dire un survivant, le 17 décembre 2014 – m’incite à penser qu’elles ont vocation à perdurer, aussi longtemps que les soubresauts récents de la vie politique de notre pays. Les évènements survenus trois (3) jours plus tard à Rio et dans les quartiers alentours constituent, pour le moment, le point paroxystique de ces soubresauts.

La veille du nouvel an, j’ai entendu sur les antennes d’une radio internationale, l’un des organisateurs desdits évènements, ancien baron du régime d’Omar Bongo Ondimba, former le vœu d’une escalade en la matière, avec l’espoir revendiqué que 2015 soit l’année du « grand soir » tant attendu, réitérant ainsi le choix sorélien de « charrier l’épée et le fusil comme des instruments par excellence de la délivrance politique ». Signe que l’appel à l’insurrection lancé à Paris, au terme d’un Congrès réunissant, du 5 au 7 novembre 2014, tout ce que l’opposition radicale gabonaise compte aujourd’hui de nouvelles figures emblématiques, n’était pas simplement déclamatoire.

Je signale au passage, à l’attention de ceux qui n’ont pas encore pris connaissance du manifeste qui en a résulté, que les Congressistes de Paris ont écarté d’emblée l’hypothèse d’une participation à l’élection présidentielle prévue en 2016, ainsi que l’éventualité d’une Conférence nationale souveraine, pour préférer les délices de l’insurrection révolutionnaire. C’est le plus court chemin qui les mènerait au pouvoir ; synonyme de retour aux affaires pour la quasi-totalité des leaders.

J’entends des voix me rétorquer que l’affirmation d’une volonté de retour aux affaires est bien légitime ! A quoi je m’empresse de répondre qu’elle n’est guère en cause ; elle est même compréhensible pour des acteurs qui y ont passé presque toute leur vie professionnelle. Ce qui l’est moins, c’est l’option de « la violence comme mode d’affirmation politique » dans un pays résolument engagé dans la consolidation de son processus démocratique.

D’où ma question : pourquoi escompter revenir aux affaires comme insurgé plutôt que par la voie royale de l’élection ? Pourquoi l’épée et le fusil plutôt que le bulletin de vote ?

Avant de soumettre au jugement des lecteurs mon appréciation de ce choix, je voudrais partager un constat qu’il m’a été donné de faire depuis son annonce au Congrès de Paris : la rareté de voix fortes venues du vieux monde démocratique pour interroger la pertinence et la légitimité politiques de ce choix. Sont au contraire légion : silences bienveillants, conseils amicaux et rodomontades à l’endroit des acteurs au pouvoir. Serions-nous alors en présence d’un changement de paradigme, où l’insurgé serait devenu la figure héroïque de la modernité politique en Afrique ? L’évocation à tout va du cas burkinabé, ici comme ailleurs, donnerait à croire que le temps politique en Afrique serait désormais celui de l’insurgé. Si tel devait en être le cas, on comprendrait alors la pertinente actualité gabonaise de la question que se posa, en son temps, la philosophe Hannah Arendt : « La politique a-t-elle finalement encore un sens ? » Et je m’en voudrais de ne point signaler aux lecteurs, les trois (3) questions ad hoc qu’elle formula en écho à cette question initiale (p. 284). La première est la suivante : « Les fins que peut poursuivre l’action politique sont-elles dignes des moyens mis le cas échéant en œuvre pour les atteindre ? » La deuxième s’énonce ainsi : « Y a-t-il encore dans le champ du politique des buts en vue desquels nous pouvons nous orienter de façon fiable ? » Enfin, la troisième : « L’action politique n’est-elle pas une illustration parfaite, du moins à notre époque, de l’absence de tout principe ? »

Je laisse à chacun le soin d’y répondre, dans un sens ou dans l’autre, en choisissant à sa guise les faits susceptibles de conforter son point de vue. Pour ma part, j’ai requis de soutenir sans réserve, à la lumière notamment de ces questions, que le choix opéré lors du Congrès de Paris fait perdre à la politique tout son sens ; choix que je trouve par ailleurs inédit dans l’histoire politique notre pays.

En effet, c’est à ma connaissance la première fois, depuis l’indépendance du Gabon, qu’un groupe d’acteurs politiques fait le choix sorélien de la violence sans fait générateur préalable imputable, à tort ou à raison, au pouvoir, et en revendiquant par le même geste le refus ostentatoire de la civilité électorale.

Les auteurs du coup d’Etat de 1964 pouvaient alléguer l’étiolement de l’espace politique et de la base électorale du régime, suite à la rupture par le Président Léon Mba de l’alliance qu’il avait conclue deux (2) ans auparavant avec Jean Hilaire Aubame. Le déchainement de la violence quasi insurrectionnelle, à Libreville, Port-Gentil et Lambaréné, en mai – juin 1990 résulta de la mort suspecte de l’opposant Joseph Rédjambe Issani.

Enfin, les troubles de 1994, circonscrites essentiellement à Libreville, trouvaient leur fondement dans la contestation de la légitimité du pouvoir au lendemain du scrutin présidentiel contesté du 5 décembre 1993, sur fond de revendication de la transparence électorale pour les scrutins a venir.

Depuis lors, rien de très préoccupant, si ce n’est le constat d’une violence postélectorale relativement chronique mais, pour parler comme Philippe Braud, « de faible intensité », et permettant « paradoxalement d’enrichir la démocratie »; en cela que les négociations qu’elle occasionne, débouchent toujours sur des compromis dynamiques. Ce fut le cas des « Accords d’Arambo » en 2006, au lendemain de l’élection présidentielle de 2005 ; il en est de même des négociations qui ont abouti en 2013 à l’introduction de la biométrie dans l’élaboration du fichier électoral et de la liste électorale.

Le Président de la République a fait remarquer, dans son discours de vœux du 31 décembre 2014, que les élections locales organisées en décembre 2013 sur la base de cette liste électorale n’avaient donné lieu à aucune contestation majeure.

C’est dans ce contexte politique relativement apaisé, chahuté de temps en temps par l’appel à la réhabilitation de l’Union nationale (UN), que naît subitement, courant 2014, la revendication de voir le Président Ali Bongo Ondimba quitter le pouvoir, portée par d’anciens barons du régime passés dans l’opposition, et reposant essentiellement sur trois (3) arguments, qui sont en réalité des accusations sans fondement : la mauvaise gouvernance, les origines supposées étrangères du Président Ali Bongo Ondimba et la nature dictatoriale du régime. Il n’y a aucun risque intellectuel à affirmer qu’aucune de ces accusations ne résiste à l’analyse objective.

La première accusation relève de ce que j’appellerai, en faisant d’ailleurs preuve de tolérance, la dialectique éristique qui, dans le cas présent, est l’art de la dispute politicienne. Il n’a échappé à personne que l’accusation de mauvaise gouvernance est devenue une antienne du discours politique de l’opposition, en dépit de ce que l’expérience en la matière de ses figures plaide foncièrement en leur défaveur. Il faut n’avoir pas vécu au Gabon ces cinq (5) dernières années pour ne pas réaliser qu’en matière d’efforts de développement du pays il y a bien un avant et un après 2010.

La deuxième accusation, un anathème nauséeux, ne mérite même pas qu’on s’y arrête, puisqu’elle se nourrit d’une rumeur folle, semblable à celles qu’ont examinées les journalistes français Matthieu Aron et Franck Cognard dans leur exploration réussie des « nouvelles frontières de l’intox » (Folles rumeurs, Paris, Stock, 2014). Face à pareille folie, il sied de rester impassible, suivant le sage conseil du grand écrivain brésilien Paulo Coelho : « Ne perdez pas votre temps avec des explications, les gens n’entendent seulement que ce qu’ils veulent entendre ».

La troisième accusation signale, par sa simple formulation, la nécessité d’y porter une attention bien particulière, en raison du relais sans examen et de l’écho dont elle bénéficie à l’étranger, principalement en Occident.

Il m’est arrivé d’être personnellement interpellé à ce sujet, de lire l’accusation sous la plume d’universitaires respectables et de l’entendre de la bouche d’hommes publics qui ne le sont moins. Ne pouvant les imaginer faire preuve de mauvaise foi, j’en conclus à une méconnaissance de la réalité, car le message des faits est à mille lieues de la représentation qu’ils s’en font.

En effet, il ne suffit pas d’affirmer que le Gabon est une dictature, il faut pouvoir démontrer que le régime est effectivement « arbitraire et coercitif, incompatible avec la liberté politique, le gouvernement constitutionnel et le principe de l’égalité devant la loi ». (Dictionnaire de la politique, Hatier). C’est impossible de passer en revue l’ensemble des critères dans le cadre de cette tribune – l’exercice vaudrait bien toute une Thèse. Mais on peut s’en tenir au critère de la liberté, admis comme critère primordial dans les vieilles démocraties, et en référence duquel Hannah Arendt pouvait affirmer que « le sens de la politique est la liberté » (p.83).

Est-il besoin de rappeler que les prisons gabonaises ne comptent aucun détenu politique et que la liberté d’opinions ne connaît aucune entrave ? La critique acerbe du régime et des personnes qui l’incarnent est un sport national ; à telle enseigne que les auteurs des appels à l’insurrection, infraction pourtant sévèrement puni par la loi, le font en toute impunité. Au terme de l’article 88 du Code pénal : « Sera puni d’un emprisonnement de six (6) mois à cinq (5) ans et d’une amende de 24 000 à 250 000 francs CFA, quiconque participera de quelque manière que ce soit, à toute propagande écrite ou orale tendant à troubler la paix publique, à inciter à la révolte contre les autorités de l’Etat, à porter atteinte à la République dans le prestige de ses institutions, à provoquer la désunion des citoyens, à instituer la haine raciale, religieuse ou tribale et, d’une façon générale, à nuire aux intérêts vitaux de l’Etat et de la nation ».

Cette tolérance de l’intolérable est la preuve même que la dictature est introuvable au Gabon, le signe de la garantie de l’existence du pluralisme politique, pratiqué à la limite même du raisonnable.

En effet, le pluralisme politique veut que la majorité gère le pouvoir dans le respect du droit de la minorité à s’opposer aux orientations et décisions qu’elle considère inappropriées ou attentatoires à l’intérêt général, au « souverain Bien » qui, dans le cas du Gabon, est la paix et l’unité, sans lesquelles il ne peut y avoir ni justice, ni liberté. Mais le pluralisme cesse d’être raisonnable lorsque le droit de s’opposer au pouvoir devient celui de défier en permanence les autorités, de porter des atteintes à l’ordre public ; lorsqu’il se transforme en liberté absolue d’user délibérément de la violence pour détruire les biens et, au besoin, couper les têtes, au nom de la démocratie. Or, c’est un acquis historique que « la démocratie politique repose sur le principe de la forclusion de la violence » (Philippe Braud, « La violence politique : repères et problèmes, n°9-10, Printemps – été 1993).

Par rancœur et par haine du Président Ali Bongo Ondimba, à qui ils reprochent « un délit de patronyme », certains se sont donnés comme chantier de rendre le pays ingouvernable, prétextant, au soir de leur carrière politique, s’investir pour un idéal révolutionnaire. A mes jeunes compatriotes qui seraient tentés de prêter attention à pareille imposture, j’ai le devoir de recommander la méditation des paroles de la chanson de Brassens « Mourir pour les idées » ; cet homme n’était pourtant pas connu pour être réactionnaire : « Mourir pour des idées, // L’idée est excellente. … // Jugeant qu’il n’y a pas péril en la demeure// Allons vers l’autre monde // En flânant en chemin // Car, à forcer l’allure, // Il arrive qu’on meure// Pour les idées n’ayant // Plus cours le lendemain. // Or, si est une chose // Amère, désolante, // En rendant l’âme à Dieu // C’est bien de constater // Qu’on a fait fausse route // Qu’on s’est trompé d’idée … »

En conclusion, il importe de se méfier de ceux que Brassens appelaient « Les Saints jean bouche d’or // Qui prêchent le martyre // … »

 

Flavien ENONGOUE

Maître-Assistant de Philosophie Politique (Université Omar BONGO) (Libre propos paru dans le n° 11 723 du quotidien L’Union du mercredi 7 janvier 2015)

La politique a-t-elle encore un sens au Gabon?
Retour à l'accueil